On appréciera deux éclaircies dans l’univers bien terne de la Politique de la ville, traduction institutionnelle de la question des banlieues : d’une part son rattachement à un ministère qualifié tout ensemble de « Ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires », ce qui pourrait avoir d’immenses conséquences si ceux qui l’animent exploitaient ce lien dans toutes ses dimensions ; et d’autre part, la nomination d’Olivier Klein comme ministre délégué, puisqu’il est le maire de Clichy-sous-bois, ville qui fut une sorte de capitale des banlieues pendant de longues années après les émeutes de 2005, qui y éclatèrent.
On ne pourra qu’espérer que la trajectoire de celui-ci, comparable à celle d’autres personnalités communistes telles que Robert Hue ou Patrick Braouezec, passés du Pcf au soutien à Macron, ne se termine pas de manière aussi vaporeuse que celle de ces derniers. Difficulté : la Politique de la ville est aujourd’hui elle-même rendue à l’état gazeux, si ce n’est spectral. Dernièrement, on l’a officiellement auréolée de bien bonnes intentions : prioriser les acteurs de proximité aux dépends des grandes structures hors-sol ; faire circuler l’information institutionnelle via des acteurs des quartiers, etc… Las ! Elle a sombré dans l’impuissance, initialement handicapée par l’acte fondateur de la Politique de la ville macronienne, qui est une sorte de crime originel à la Brutus, consistant en la mise à mort symbolique de son opérateur le plus illustre, Jean-Louis Borloo, jeté en pâture, en pleins salons de l’Elysée, à un public pléthorique et dubitatif, composé de souvent jeunes acteurs des quartiers -par ailleurs implicitement présentés par le président de la République comme « non-Blancs », cad sans doute « crédibles » sur le sujet…
Une stratégie de la punchline masquant une politique classiquement libérale
Que pouvait-il naître d’un tel acte ? Celui qui en était indirectement l’artisan, l’autoproclamé « ingérable » Yacine Belattar, avait été choisi comme conseiller officieux par un jeune Président initialement plein d’entrain à l’égard des banlieues (confèrent le lancement de sa campagne à Bobigny en 2017, précédé par son engagement tout aussi fondateur dans l’événement « Osons la banlieue » à Pantin, en 2015). Mais viscéralement étranger à ce sujet, le Président avait sans doute caressé l’espoir que non content de lui souffler à l’oreille les punchlines bien senties dont il a le secret, cet artiste pourrait organiser une concertation au long cours sur les banlieues, en créant un incertain Conseil présidentiel des villes. S’étant de lui-même consumé au cours du mandat macronien du fait de son caractère incandescent, l’artiste-conseiller haut en couleurs a par ailleurs consumé le Conseil créé par la présidence pour le guider dans ses choix à l’égard des « banlieues ». Cet outil s’est révélé débile (au sens premier du terme, c.a.d faible ; sans colonne vertébrale), car aussi immature politiquement que son objet, les banlieues, et constitué d’un aréopage d’acteurs remarquables, mais sans liant faute de culture politique et d’engagements communs (on n’ose même pas parler d’idéologie commune). Autre difficulté congénitale : il semble que son cahier des charges soit resté approximatif, autant que sa structuration et son animation, hiératiques, révélant que l’attention de M. Macron pour les banlieues relève plus d’une intuition tactique que d’une stratégie politique pourvue d’un agenda précis. Intuition avant tout basée sur un « narratif », lui-même incarné par Uber, entreprise ouvertement considérée comme une alternative à la vente de drogue pour les « jeunes des banlieues »... C’est-à-dire qu’on a prêté un objectif « social » à un système (un « business model ») reposant sur l’exploitation de la misère, sur l’évasion fiscale (pardon, « l’optimisation fiscale ») et sur le mensonge. Bref, sur la collusion entre haute politique et grande entreprise, si ce n’est sur la corruption (au moins morale) et sur l’affaiblissement systémique de l’État, Etat que les élus sont pourtant sensés représenter et défendre.
Conséquence : pour beaucoup de ceux qui en banlieue ont de bonne foi suivi le chemin de la méritocratie macronienne, c’est les « Illusions perdues ». La leçon ne peut être que cruelle, à l’instar de celle enseignée au Lucien de Rubempré de Balzac : dans un monde où tout est marchandise, on ne peut que devenir un vendu, ou disparaître.
Qui plus est, au-delà des difficultés personnelles endurées par tel ou tel, la leçon pour l’ensemble de la société n’est pas moins cruelle : on ne fait pas une politique à coup de fulgurances, a fortiori une politique de la ville : rappelons tout de même que la République est obsédée par le fantôme des banlieues depuis le 21 avril 2002 (premier tour de l’élection présidentielle, où apparaît le cauchemardesque duel Le Pen versus Chirac), et que depuis lors les élections présidentielles se sont largement jouées, même en creux, autour de cette question.
Des banlieues dématérialisées ?
Mais remplacer un père fondateur de la politique de la ville, fut-il vieillissant, et son rapport, fût-il caduc (1), par rien, ouvre la porte à tous les errements : on sait que le « rien » doit toujours être rempli par quelque chose, et souvent même n’importe quoi. Naguère, un autre artiste, Rachid Santaki, avait proclamé que les banlieues étaient en voie de dématérialisation. Cette saillie pleine de lucidité répondait à un trait dominant de l’économie, tirée par une bulle numérique, ébauche de Métavers, une économie absurde qui croit que pour survivre dans un mode dominé par le réchauffement climatique et bientôt par les dictateurs, on peut remplacer des maçons, des infirmières, des professeurs, des cheminots et encore plus des paysans, par leurs avatars digitaux. Le fameux proverbe amérindien tant de fois cité par les écologistes doit à nouveau être paraphrasé (2) : pas plus qu’on ne mange de l’argent, on ne se nourrit de bitcoins ou de datas.
Car oui, la matérialité des gens qui habitent les banlieues, elle, existe plus que jamais. Aujourd’hui fantomatique, tout comme l’est cette politique qui visait à la soutenir, la banlieue devra s’imposer comme naguère, par effraction s’il le faut. Hier hélas, elle s’est imposée par des actes politiques (comme la Marche pour l’Egalité de 1983) ; puis, cette dernière s’étant avérée sans lendemain, elle s’est imposée par des faits-divers (l’insécurité) ; puis par des faits émeutiers (violences urbaines (3)) ; et enfin par des faits religieux (terrorisme islamiste). Cette sans cesse plus fracassante matérialité se rappellera toujours au bon souvenir de la société qui feint de ne pas la voir. Quelle sera la prochaine étape, dans cette spirale vers le chaos imposée par un déni persistant ? L’intervention militaire, telle que la prône implicitement le réalisateur Cédric Jimenez dans son film « Bac nord », ou telle que la réclament ces carterons de plus en plus pléthorique de généraux d’active ? La guerre civile, telle que la fomente tel polémiste ?
Une autre voie est pourtant possible
Mais après avoir pratiqué la Politique de la ville de la terre brûlé, et avoir été galvanisés par ce qui ne peut être qu’un pis-aller (l’entrepreneuriat pour tous, fondé sur le « Il faut des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires » de Macron, aussi improbable que le« Enrichissez-vous » de Guizot cent-cinquante ans plus tôt), le Président et son entourage ne sont plus capables de discerner d’autre voie. Car pour cela, comme à l’époque de Gébé et Doillon, dans ce fameux « An 01 », il faudrait « s’arrêter et réfléchir ». Par exemple pour esquisser un G20 des quartiers, un syndicat constitué d’acteurs de terrain, et le rendre indépendant de toute institution officielle. Le former comme une Convention climat. Qu’il se confie lui-même des objectifs clairs, précis, sur les grandes politiques de droit commun (et non sur une politique sectorielle, comme cet ersatz de politique qu’est la politique de la ville, sorte de fausse couche de la grande réforme sociale énoncée à son lancement par Mitterrand au discours de Bron en 1989). Et surtout, ne pas le trahir, comme l’a été la Convention citoyenne. Mais qui en a aujourd’hui la force ?
Erwan Ruty, directeur du Médialab93, auteur de « Une histoire des banlieues françaises ».
1- Véritable document « frankenstein », le « Rapport Borloo » était une compilation hâtive de propositions hétéroclites mais, il aurait permis à la société civile des banlieues de se mobiliser et de constituer une base de discussion à long terme avec les décideurs.
2- « Quand le dernier arbre aura été abattu, quand la dernière rivière aura été empoisonnée, quand le dernier poisson aura été péché, alors enfin nous saurons que l'argent ne se mange pas ».
3- Avec pour conséquence, l’état d’urgence. Rappelons Victor Hugo qui dans Les Misérables, fait écho à la préoccupation de toutes les forces socialistes révolutionnaires de son temps : « L’émeute raffermit les gouvernements qu’elle ne renverse pas. Elle éprouve l’armée ; elle concentre la bourgeoisie ; elle étire les muscles de la police ; elle constate la force de l’ossature sociale. C’est une gymnastique ; c’est presque de l’hygiène. Le pouvoir se porte mieux après une émeute comme l’homme après une friction ».